VASSIGH Chidan

N° étudiant : 15603939

Philosophie Paris 8 en L3

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 Pour la validation du cours :

 Kant « Critique de la faculté de juger (1ère partie)

Pr. Johan HARNSTEN

 

 

Commentaire des deux premiers paragraphes

du § 40 de la Critique de la faculté de juger d’Emmanuel Kant :

 

Du goût comme une sorte de sensus communis

« On donne souvent à la faculté de juger...    un mérite ni un privilège.

En fait, sous l’expression de sensus communis...   de règle universelle. »

Traduction d’Alain Renaut

 

 

Sensus communis ou sens de la communauté

Le sujet traité par Kant, dans le paragraphe 40 de la Critique de la faculté de juger 1 et particulièrement dans la partie à commenter, est une réflexion singulière sur une faculté de juger qu’il nomme sensus communis. Sous cette expression, il entend l’Idée d’un sens commun à tous visant le sens plus que la connaissance et pouvant donner lieu à une pensée élargie, représentative et universellement communicable.

On donne souvent à la faculté de juger le nom de sens comme sens de la vérité, sens de la justice... mais ces concepts, en rapport avec les pouvoirs supérieurs de connaissance, ne résident pas dans le sens.

À l’entendement commun aussi on donne le nom de sens commun, mais ce terme « commun » est ambigu dans toutes les langues car sous ce nom on entend le vulgaire.

 En fait, par Sensus communis il faut comprendre l’Idée d’un sens commun à tous, donc un concept transcendantal et non empirique, qui pousse chaque être humain vivant en société, dans son jugement, à  tenir compte en pensée du mode de représentation de tout autre  et en se mettant à la place de tout autre. C’est un pouvoir communicable, partageable et universalisable. C’est un sens de la communauté, de vivre en commun, comptant sur la libre adhésion des autres, capable de valoir pour tous, faisant abstraction de l’attrait et de l’émotion et  servant de règle universelle.

Pour conclure, Sensus communis conduit à la pensée élargie, représentative, qui, selon une interprétation particulière d’Hannah Arendt 2 de la troisième Critique de Kant, peut donner lieu à une pensée politique par excellence, fondée sur la libre adhésion et la communication, par opposition à la philosophie politique classique qui, elle, est plutôt fondée sur une « vérité » transcendantale et coercitive.

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Le « sensus communis » dont il s’agit dans le § 40 est une faculté ou un pouvoir de juger, très particulier dans le système de Kant. Au premier abord, La question est de savoir ce qu’il entend par cette expression latine qu’il nomme aussi sens commun en français et qui dans sa philosophie a une signification bien différente de « l’opinion commune ». Aussi, afin de préciser ce qu’il entend réellement par cette expression, tout en gardant sciemment sa forme latine pour éviter toute confusion avec le « sens commun » usuel, donc pour différencier le sensus communis du vulgaire, Kant est amené, dans le premier paragraphe du texte, à faire quelques mises au point.

Il faut rappeler que le terme « sensus communis » est déjà apparu dans plusieurs endroits de la Critique de la faculté de juger (CFJ) avant le fameux § 40.

Le jugement de goût pour le beau, dit Kant dans le paragraphe 20 du quatrième moment, est fondé sur un principe subjectif déterminé uniquement par sentiment en dehors de tout concept ou de toute vérité préconçue. Or dit-il :

« Il leur [jugements de goût] faut donc posséder un principe subjectif qui détermine uniquement par sentiment, et non par des concepts, mais cependant d’une manière universellement valide, ce qui plaît ou déplaît. Or un tel principe ne pourrait être considéré que comme un sens commun, essentiellement distinct de l’entendement commun que l’on appelle aussi parfois sens commun (sensus communis) ; car ce dernier [l’entendement] ne juge pas d’après le sentiment, mais toujours selon des concepts.3»

C’est donc à tort que l’entendement commun, qui juge selon les concepts, est appelé sensus communis ou sens commun alors que celui-ci juge d’après le sentiment du sujet, comme procède le jugement pour le beau. Kant souligne ensuite que c’est à travers de l’existence supposée d’un tel sens commun chez l’homme que le jugement de goût peut être porté.4

On sait que Kant définit le jugement, le juger, comme une activité de subsumer le particulier sous un universel c’est-à-dire une règle, un principe, une vérité ou une loi. Il distingue deux types de jugement : « réfléchissant » et « déterminant ». Le premier, où l’universel fait défaut, doit le trouver à partir du particulier. Le second détermine à partir du concept déjà donné à la subsomption.5 Il précise dans la première introduction à la CFJ :

« La faculté de juger peut-être considérée soit comme un simple pouvoir de réfléchir suivant un certain principe... dans le but de rendre possible par là un concept, soit comme un pouvoir de déterminer... un concept pris comme sujet de jugement. Dans le premier cas, il s’agit de la faculté de juger réfléchissante, dans le second, de la faculté de juger déterminante.6 »

Or, la faculté de juger, dit Kant au début du § 40, est souvent désignée par le mot de « sens ». Particulièrement lorsqu’on s’intéresse au résultat du jugement, c’est-à-dire à son pouvoir déterminant, qu’à sa réflexion ou sa capacité réfléchissante. Et le jugement réfléchissant veut dire, selon Kant : examiner par la réflexion, comparer et tenir ensemble des représentations données avec d’autres.7 

On verra plus loin l’importance cruciale de cet énoncé : « comparer et tenir ensemble des représentations avec d’autres » dans la conception kantienne de « sensus communis » comme faculté de juger en commun. Mais pour l’instant, limitons-nous à  ce que dit Kant en expliquant qu’un tel pouvoir est souvent entendu injustement sous le nom de « sens » comme « on parle d ‘un sens de la vérité, d’un sens des convenances, de la justice, etc. ». Alors que ces concepts ne peuvent être rendus par aucun sens qui par nature est inapte à décréter des règles universelles. Toute représentation concernant des principes comme vérité, la justice etc. ne peut être fondée que sur la connaissance et ne peut venir à notre esprit que lorsqu’on s’élève au-dessus des sens pour atteindre les pouvoirs supérieurs de connaissance. Bref le sensus communis en tant qu’une faculté de juger qui réfléchit à rendre possible du concept , n’est pas un pouvoir de connaissance qui s’opère d’une certaine manière. Bien qu’il soit une faculté sensible de juger, le sensus communis n’est pas un « sens » qui serait le siège des règles universelles, générales, à partir desquelles on subsume le cas particulier.

 Par ailleurs, le terme « sens commun » est aussi employé, et improprement, pour désigner l’entendement commun en tant qu’un jugement simple et non cultivé, non pensé, comme la moindre des choses que l’on puisse attendre de toute personne saine d’esprit et pourvue de  « bon sens ». Mais sous ce nom de « commun » on peut aussi entendre, dans diverses langues, le vulgaire. D’où l’ambiguïté de ce terme. La philosophie classique, platonicienne en particulier, fait de « sens commun » l’autre nom de l’opinion commune, du « sophisme » et de la Doxa. On entend par ce nom les préjugés, les croyances partagées, les certitudes non réfléchies, acceptées par habitude et confondues avec la connaissance, les évidences qui s’imposent parce qu’elles sont communes à une communauté, une classe, un caste, un groupe social etc. Ainsi, le « sens commun », dans cette acception,  est si décrié et dévalorisé par que sa possession, selon Kant, n’octroie ni mérite ni privilège.

À  la suite de ces divers usages impropres de sensus communis, Kant va donner, dans le deuxième paragraphe du texte, sa propre définition de cette expression :

« En fait, sous l’expression de sensus communis, il faut entendre l’Idée du sens commun à tous, c’est-à-dire un pouvoir de juger qui, dans sa réflexion, tient compte en pensée (a priori) du mode de représentation de tout autre...8

Dans cette partie de son développement sur ce qu’il entend par sensus communis, Kant va mener une réflexion plus avancée de ce qu’il a exposé auparavant, en particulier dans le quatrième moment de la CFJ et dans le § 39. Mais cette fois, il met l’accent spécialement sur une faculté, une méthode ou une manière de juger, de penser et en conséquence d’agir, si on peut le dire, qui va avoir une importance capitale pour la compréhension de la théorie politique de Kant, si tant est qu’elle existe.

Kant met en avant ici plusieurs idées :

1.  Il dit d’abord que le sensus communis est l’Idée d’un sens commun à tous.

2.  Que c’est une faculté qui tient compte en pensée, a priori, des jugements des autres.

3.  Que par là on peut confronter et rapprocher (comparer) notre jugement à celui de la raison humaine tout entière.

4. Que par cette aptitude, l’illusion émanant des conditions subjectives particulières, sources d’erreurs néfastes, peut être évitée.

5. Que par cette faculté, en comparant notre propre jugement à celui possible des autres, on peut éliminer les limitations attachées de façon contingente à notre appréciation.

6. Que par la mise en commun des sentiments (sensus communis), on peut écarter autant que possible ce qui est sensation et prêter attention aux caractéristiques formelles de sa représentation ou de son état représentatif.

7. Et qu’en fin, le sensus communis veut dire que dans le jugement qui doit servir de règle universelle, on fasse abstraction de l’attrait et de l’émotion.   

Le sensus communis est donc une Idée qui, dans la terminologie kantienne, est une transcendance, une norme idéale, non empirique, non définie par l’expérience. En plus c’est une manière de réfléchir et de penser a priori, c’est-à-dire, toujours dans la conception kantienne de cette notion, universelle et nécessaire.

C’est par ce pouvoir de juger qui consiste à rapprocher, à comparer, notre jugement à la raison humaine qu’on peut éliminer l’illusion provenant de la subjectivité qui se tient pour objective, ou éviter les limitations, les restrictions, liées à notre appréciation. 

 Mais comment procède concrètement ce pouvoir de juger que l’on nomme sens de communauté ? Il  tient compte, dans son juger, en pensée, du jugement de l’autre, du mode de représentation de tout autre, des idées et des jugements des autres, moins à leurs jugements réels qu’à leurs jugements possibles, simplement possibles, supposés possibles. Cela est une exigence, une « obligation conditionnelle » par laquelle on demande, on sollicite, on espère l’adhésion de tous. Cette nécessité de l’adhésion libre de l’autre est un des fondements de la faculté de juger esthétique et du goût pour le beau.

Le goût, selon Kant, est « une sorte » de sensus commis. Or dans le jugement de goût il y a une nécessité, une relation nécessaire à la satisfaction d’une sorte particulière :

« Il s’agit d’une nécessité de l’adhésion de tous à un jugement qui est considéré comme exemple d’une règle universelle que l’on ne peut indiquer.9 »

De là, la notion de l’adhésion de tous qui est commune à la fois dans le goût de l’esthétique (jugement qui n’est ni objectif ni de connaissance) et dans le sensus communis qui n’est pas jugement de connaissance. Mais qu’est-ce-que c’est cette « adhésion de tous » qui constitue le fondement du sens commun ?

« Le jugement de goût prétend à l’adhésion de tous ; et celui qui déclare quelque chose beau entend que chacun devrait donner son assentiment à l’objet considéré et le déclarer également beau. Ainsi le devoir, dans le jugement esthétique, n’est-il exprimé pourtant que d’une manière conditionnelle. On recherche l’adhésion de chacun, parce que l’on possède , pour cela, un principe qui est commun à tous.10 »

Cette adhésion, donc, n’est pas obligatoire mais conditionnelle, elle est souhaitable.

Sensus communis est donc l’idée qu’il existe un sens commun à tous, un un pouvoir de juger, une faculté ou une manière de penser chez tout être humain vivant en société,  qui consiste à se mettre à la place des autres pour rechercher l’adhésion de tous. C’est ce que Kant définit, à la suite dans le même § 40 sous la deuxième des trois maximes du sens commun: Penser en se mettant à la place de tout autre.11 Ce penser n’est possible qu’en faisant abstraction, en évitant, tout attrait ou émotion qui pourrait fausser le jugement ; Un jugement qui veut être commun à tous, partagé par tous dans le but de servir comme règle universelle.

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  Sensus communis nous conduit à une pensée que Kant désigne par une pensée élargie, représentative, tenant compte du point de vue de l’autrui. Dans le même § 40, il écrit :

« En ce qui concerne la deuxième maxime [celle qui consiste à se mettre à la place de tout autre] de cette manière de penser... Simplement n’est-il pas question ici du pouvoir de la connaissance, mais de la manière de penser qui consiste à faire de la pensée un usage conforme à sa fin ; et c’est cette manière de penser qui... témoigne cependant que l’on a affaire à un être dont la pensée est élargie – savoir sa capacité à s’élever au-dessus des conditions objectives et particulières du jugement, à l’intérieur desquelles tant d’autres sont comme enfermés, et à réfléchir sur son propre jugement à partir d’un point de vue universel (qu’il ne peut déterminer que dans la mesure où il se place du point de vue d’autrui).12 » 

C’est ici qu’Hannah Arendt voit émerger une pensée politique par excellence chez Kant.

Arendt, par une interprétation particulière qu’elle fait de la troisième Critique de Kant, se sert de la notion de goût comme une sorte de sensus communis (Kant) pour développer une autre conception de la politique définie comme l’action concertée d’une pluralité d’acteurs, de citoyens, dans un espace public.

Selon Beiner, « c’est dans un article d’Arendt intitulé « Freedom and Politics » paru en 1961 que nous rencontrons pour la première fois l’idée que la critique de la faculté de juger renferme les germes d’une philosophie politique distincte voire même opposée à philosophie politique associée à la critique de la raison pratique. 13 ». Arendt écrit :

« Que la première partie de la critique de la faculté de juger constitue, en réalité, une philosophie politique est un fait que les travaux sur Kant mentionnent rarement ; en revanche, il ressort, selon moi, de tous ces écrits politiques que Kant lui-même, accorde au thème du « jugement » beaucoup plus de poids qu’à celui de la « raison pratique ». Dans critique de la faculté de juger, la liberté est décrite comme un attribut du pouvoir de l’imagination, non du pouvoir de la volonté ; et le pouvoir de l’imagination est étroitement lié à cette manière de pensée élargie qui est le penser politique par excellence parce qu’elle nous permet de « penser en nous mettant à la place des autres.14 »

Miguel Abensour décrit dans son livre intitulé «  Hannah Arendt contre la philosophie politique » comment la critique de la faculté de juger esthétique et son § 40  et spécialement les deux notions « sensus communis » et « la pensée élargie » ont constitué un des piliers sur lequel Arendt a pu conforter sa conception d’une pensée politique en rupture et en opposition avec la philosophie politique traditionnelle de Platon à Heidegger.

 Nous terminons notre commentaire par quelques extraits du livre d’Abensour.

« Sans nul doute, Kant constitue une pièce essentielle dans le dispositif arendtien Contre la philosophie politique conduisant à le recherche d’une philosophie politique libérée des pesanteurs de la tradition... 

A la question du rapport du philosophe ou du groupe de philosophes à la cité s’est substituée la question de la politique, de la cité même...

La voie politique que trace Arendt à travers l’esthétique de Kant ne peut que confirmer et renforcer cette substitution. la critique de la faculté de juger et son § 40 ne s’emploie-t-elle pas à réhabiliter le commun en le dissociant du vulgaire et à entendre désormais dans l’expression sensus communis « l’idée d’un sens commun à tous ». De son caractère commun découle la possibilité de la pensée élargie, c’est-à-dire du pouvoir de tenir compte du mode de représentation de tout autre. En ce sens, l’esthétique de Kant, sous le nom de communication universelle, contient ce qui rend concevable et possible l’affirmation de la prémisse égalitaire, susceptible de donner naissance à une autre philosophie politique, en ce qu’elle ruine l’opposition platonicienne entre le sophos et les polloi. 15 »

 « C’est précisément ce mouvement de « se mettre à la place de tout autre » qui pousse Arendt et la justifie à découvrir une philosophie politique implicite dans l’esthétique kantienne, dans la mesure où, selon elle, la description que Kant donne de la pensée élargie vaut pour la pensée politique, en tant que pensée représentative16 »

« Selon Arendt, ce sensus communis qui rend possible la communicabilité universelle du jugement de goût ou jugement esthétique pourrait également valoir dans le champ politique, comme si ce sens commun à tous était en quelque sorte la source à partir de laquelle pouvait s’instaurer un vivre-ensemble politique. Aussi pour discerner cette philosophie politique latente chez Kant suffirait-il de reprendre les analyses de Kant relatives au jugement de goût et de les transporter, voire de les transposer dans le domaine politique, comma a tenté de la faire Arendt dans les dernières conférences de son cours. 17 »

Hannah Arendt a voulu imaginer une théorie politique pour Kant dont l’existence est peut-être discutable. Cependant son interprétation du § 40 de la Critique de la faculté de juger et en particulier le sensus communis kantien comme l’idée d’un sens commun à vivre ensemble dans un monde commun, dans la liberté et l’égalité, nous semble garder toujours sa pertinence. 

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Notes

1.       Critique de la faculté de juger.  Kant – traduction d’Alain Renaut. GF Flammarion - 1995.

2.       Juger  Sur la philosophie politique de Kant. Hannah Arendt - Éditions de Seuil – 1991.

3.       Critique de la faculté de juger, Introduction,  §20 p. 218

4.       Ibid., p. 218.

5.       Essai interprétatif de Ronald Beiner dans Juger, p.170.

6.       Critique de la faculté de juger, Introduction. Première introduction, p. 101.

7.       Ibid., p. 101.

8.       Ibid., § 40, p.278.

9.       Ibid., § 18 p. 217.

10.    Ibid., § 19 p. 217.

11.    Ibid., § 40 p. 279.

12.    Ibid., § 40 p. 280.

13.    Essai interprétatif de Ronald Beiner dans Juger, p.147.

14.    Freedom and Politics Hannah Arendt p. 207, cité par Beiner dans Juger p. 147.

15.    Hannah Arebdt contre la philosophie politique. Miguel Abensour – Sens & Tonka, 2006 p.198-199.

16.    Ibid., p. 172.

17.    Ibid., p 185-186.